Dans un monde saturé d’informations, de signaux faibles amplifiés par des algorithmes et d’interfaces nous dictant ce que nous devons voir, penser ou croire, une question cruciale s’impose : où est passé l’humain ? Le renseignement ouvert, connu sous le nom d’OSINT (Open Source Intelligence), s’est massivement développé ces dernières années, reposant sur des technologies toujours plus puissantes de collecte et de corrélation. Mais ce foisonnement d’accès à la donnée brute nous a-t-il rendu plus intelligents ? Plus lucides ? Plus libres ?
C’est dans ce contexte que nous proposons d’introduire un nouveau terme conceptuel : NATINT, pour Natural Intelligence. Cette expression vise à réhabiliter ce que la technique ne peut pas simuler : la conscience humaine, l’esprit critique, l’intuition fondée sur l’expérience, et la responsabilité morale de la vérification. Ce n’est pas l’antithèse de l’OSINT automatisé. Elle en est le compas, la boussole éthique et cognitive.
1. Les défis du monde algorithmique
L’information est devenue une marchandise, un levier d’influence, un vecteur de guerre. À l’ère du big data, le problème n’est plus l’accès à la donnée, mais la capacité à hiérarchiser, comprendre, et vérifier ce qui fait sens. L’internaute, le citoyen, le journaliste ou l’analyste se trouve en première ligne d’une nouvelle forme de guerre : la guerre cognitive.
Les opérations d’influence, les deepfakes, la surinformation, les bulles de filtre et les biais de confirmation sont autant de mécanismes exploités pour orienter les représentations. Dans ce contexte, l’OSINT offre des outils puissants pour croiser les données, détecter des incohérences, produire des vérités empiriques. Mais ces vérités ne prennent sens que dans un cadre interprétatif, un horizon mental et moral que la machine ne peut fournir.
En rempart à la saturation d’information et au risque de manipulation, se pose la NATINT : cette faculté proprement humaine de questionner ce que l’on voit, de ressentir ce que l’on ne montre pas, de penser au-delà de la donnée, pour mieux se re-enseigner.
2. Un art de la pensée critique
L’ Intelligence Naturelle, peut se définir comme l’ensemble des facultés mentales et éthiques permettant de comprendre le monde au-delà des apparences techniques. Elle s’ancre dans des compétences cognitives (analyse, déduction, intuition), mais aussi dans une posture : éveillée, critique, vigilante.
C’est, selon les mots de Spinoza, la volonté de « ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas haïr, mais comprendre ». User de NATINT, c’est comprendre comment les choses sont construites, pourquoi elles apparaissent sous une certaine forme, et quel est le jeu des forces en présence.
« Le libre arbitre n’est qu’une illusion. L’homme se croit libre parce qu’il ignore les causes qui le déterminent. »
— Spinoza, Éthique.
En ce sens, la NATINT appelle à un dépassement de l’illusion : ne pas confondre ce que l’on perçoit avec ce qui est. Ne pas se contenter d’une vérité à bas bruit, mais en rechercher les racines.
3. NATINT & OSINT : alliance nécessaire, mais hiérarchie des moyens
L’OSINT est un outil. La NATINT est une compétence humaine et philosophique. L’analyste, s’il se repose uniquement sur des tableaux de données ou sur les résultats d’une IA, risque de perdre le sens des nuances, des implicites, des non-dits.
Un bon renseignement ne se limite pas à une info vérifiée : il se mesure à sa valeur contextuelle, à son impact, à son degré de fiabilité sociale. Et surtout : à la conscience de ce que l’on fait de cette information.
C’est là que la NATINT intervient : elle permet d’opérer une véritable interprétation, une lecture ancrée dans la culture, l’histoire, la psychologie collective. Elle demande du temps, de l’attention, de la présence.
« Penser, c’est se heurter à l’opinion. Et l’opinion n’est pas la vérité. »
— Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne.
Dans une époque où le flux remplace le sens, l’usage de NATINT invite à ralentir, à remettre en question la surface, à chercher les forces invisibles à l’œuvre derrière les données visibles.
4. Vérification et désillusion : les cinq réflexes NATINT
Voici cinq habitudes mentales fondamentales que la NATINT nous pousse à cultiver :
- Ralentir la pensée : refuser les réactions automatiques, prendre le temps de l’analyse.
- Douter systématiquement : ne jamais prendre une information pour acquise, même si elle semble sourcée.
- Contextualiser : comprendre l’origine culturelle, politique, économique de l’information.
- Recouper intelligemment : ne pas additionner les sources, mais chercher des angles morts.
- Reformuler : poser à nouveau la question avec des mots différents pour en changer la perspective.
Ces réflexes sont aux antipodes de la consommation rapide d’information. Ils relèvent de ce que Carl Gustav Jung appelait la « fonction transcendante » : cette aptitude à relier les contraires, à produire du sens là où il n’y en a pas encore.
« L’homme moderne ne voit pas Dieu parce qu’il ne regarde pas assez haut, et parce qu’il ne regarde pas en lui-même »
— C.G. Jung, Ma vie.
L’effet NATINT suppose une introspection cognitive, une hygiène mentale et émotionnelle.
5. Une conscience éveillée : du renseignement à l’éthique
La NATINT ne se limite pas à une méthodologie d’analyse. Elle est aussi une posture éthique et spirituelle. Elle repose sur une forme de vigilance morale : qu’est-ce que je fais de ce que je sais ? Pour qui travaille mon intelligence ?
À une époque où l’on peut facilement manipuler des masses via des médias programmés pour susciter l’indignation ou la peur, la NATINT invite à reprendre la maîtrise de sa propre perception. Elle n’est pas éloignée des anciennes traditions de la maîtrise de soi, où la connaissance n’avait de sens que si elle transformait l’être.
Pour Hannah Arendt, la pensée est ce qui permet d’échapper à la banalité du mal. Penser, c’est introduire une distance entre l’action et l’automatisme.
« Ce n’est pas l’ignorance qui fait le mal, c’est l’incapacité à penser. »
— Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem.
6. Une urgence cognitive et sociale
Alors que l’IA démultiplie les outils d’automatisation de l’écriture, de la création, de l’analyse, la valeur différentielle de l’humain devient la conscience, la vigilance, la responsabilité.
Le renseignement du futur ne sera pas 100% automatisé. Il devra être hybride. Et cette hybridation ne peut réussir que si l’on forme les analystes, les décideurs, les citoyens humains à la NATINT : cette capacité à déceler le vrai dans le vraisemblable, à pressentir la manipulation, à prendre du recul.
Enseigner la NATINT, c’est proposer une nouvelle forme d’éducation critique. À la fois technique (comment chercher, croiser, vérifier) et philosophique (comment penser, douter, (se) connaître).
« L’inconscient collectif influence nos choix sans que nous en ayons conscience. L’individu libre est celui qui reconnaît les forces à l’œuvre en lui. »
— C.G. Jung
7. Vers une nouvelle écologie de l’esprit
L’intelligence naturelle n’est pas une mode à contre-courant de l’intelligence artificielle. C’est une nécessité écologique pour l’esprit humain. Une discipline de la conscience dans un monde saturé de signaux. Une forme de résistance douce mais radicale à la perte de sens. Une liberté au sens de Spinoza :
« La liberté ne consiste pas à faire ce que l’on veut, mais à comprendre ce que l’on fait. »
Dans la chaîne du renseignement, la technologie a pris beaucoup de place. Mais sans l’éveil de la pensée critique, sans le courage du doute, sans la lenteur nécessaire à la vérification, nous ne ferons que valider des automatismes déshumanisants.
Le NATINT est une invitation à redevenir maîtres de nos lectures, de nos raisonnements, et de notre rapport à la vérité. Pas nécessairement dans une quête d’absolu, mais a minima dans un cheminement responsable, libre et conscient.

Laisser un commentaire