Le Paradoxe Fondamental du Sacré
« Savoir Dieu », c’est accéder à la Réalité non-médiatisée par le langage. Cette affirmation révèle un paradoxe central : comment parler de ce qui, par essence, échappe au langage ? Comment le mot « Dieu » peut-il à la fois désigner l’indicible et fonctionner comme clé d’accès vers cette réalité hors langage ?
I. Au-delà de la Médiation Linguistique
La Fin du Métaphorique
L’expérience mystique marque la fin du langage comme médiation. Plus de « comme », plus de comparaison ni référence – on sort du régime de la représentation pour entrer dans une immédiateté qui court-circuite les médiations symboliques habituelles. Cette rencontre transforme radicalement notre rapport au langage selon trois modalités :
Le Silence Mystique : Un silence qui n’est pas vide mais plein, qui dit l’indicible par son refus même de dire. Comme l’exprime Maître Eckhart : « Le plus beau qu’on puisse dire de Dieu, c’est de savoir se taire. »
Le Cri et la Glossolalie : Un langage qui ne signifie plus au sens habituel mais qui performe directement l’expérience. Le corps parlant court-circuite la signification conceptuelle.
La Poésie Radicale : Le Cantique des Cantiques transforme le langage sensuel en parole mystique, créant un nouvel usage de la langue qui dit l’union sans la réduire au seul concept.
La Carte et le Territoire
« La carte n’est pas le territoire » – cette vérité de Korzybski révèle que notre langage, nos concepts ne sont que des approximations du réel. « savoir Dieu » serait l’expérience de ce territoire nu, sans la médiation de la carte linguistique. Nous découvrons alors que nous ne vivons pas dans le monde, mais dans notre description du monde.
II. « Allahu Akbar » : La Logique de l’Excès Infini
La formule « Allahu Akbar » (« Dieu est plus grand ») capture parfaitement cette logique de l’excès infini. Ce n’est pas « Dieu est grand », mais « Dieu est plus grand » – plus grand que tout ce qu’on peut en dire, penser, concevoir.
Cette formule révèle l’auto-limitation du langage : elle dit l’indicible en désignant sa propre insuffisance. Chaque énonciation reconnaît que cette parole même ne peut contenir ce qu’elle désigne. Le « plus grand » n’est pas une mesure mais une ouverture vers l’au-delà de toute mesure possible.
III. Le Paradoxe Linguistique de la Métaphysique
Tout questionnement métaphysique se heurte à ce paradoxe fondamental :
- La question est un mot, la réponse aussi
- Le problème est un mot, la solution aussi
- La vie est un mot, la mort aussi
- L’infini est un mot, le néant aussi
- Dieu est un mot, mais bien plus qu’un mot
Les mots sont simultanément des ouvertures et des limitations. Chaque concept révèle en même temps qu’il délimite. Quand nous disons « infini », le mot lui-même est fini : il y a une ironie tragique dans le fait que l’illimité soit délimité par du limité. Mais le mot ‘Dieu’ ouvre sur cette création du fini. C’est ‘Le Mot’ à l’origine des mots.
IV. De la Signification à la Performativité
La Vraie Question
La recherche de sens n’est pas : « Que veut dire ce mot ? » mais « Que fait-il ? » et « comment ? »
« Dieu » n’est pas à comprendre par la raison, mais à expérimenter en pleine conscience, dès lors il ne s’agit pas de « savoir Dieu », mais de « voir Dieu », ou Le « reconnaître. »
Ce mot est plus qu’un nom c’est le Verbe déguisé. Il ne désigne pas un objet ou un sujet, il agit. Quand ce mot traverse une conscience, quelque chose se passe : révolte, transformation, espoir, peur, ombre, ou lumière ?
Le Langage comme Sortilège
Nous vivons dans un monde programmé par des mots. Chaque phrase est un code qui compile une réalité :
- « Tu es beau » ou « tu es laid » crée littéralement la beauté ou la laideur
- « Vous êtes en état d’arrestation » change instantanément le statut ontologique d’une personne
- « Je vous déclare mari et femme » fait naître la réalité matrimoniale
Nous sommes des machines biologiques exécutant du langage : des automates linguistiques. Nos émotions traduisent des phrases intérieures, nos comportements relèvent de croyances verbalisées, notre histoire se base sur une somme de paroles.
V. « Dieu » : Le Mot qui ne Compile Pas
L’Anomalie Linguistique
Tous les mots fonctionnent en référence logique dans le système linguistique :
- « Rouge » exécute la vision de rougeur
- « Chaise » compile l’objet chaise
- « Amour » lance le processus amoureux
Mais « Dieu » ? Erreur de compilation, Buffer overflow : le système plante.
« Dieu » est le seul mot qui refuse d’être réduit à son code. Il pointe vers quelque chose qui ne peut être programmé, simplement stocké en mémoire, pour être traité plus tard par l’algorithme mental. C’est un pointeur vers « NULL » – vers ce qui n’est pas apparent ni changeant dans le système. Car Il est le système, et le Programmeur même.
Le Sacré comme Bug Fondamental
Le sacré, c’est ce qui ne compile pas dans nos langages humains, et qui a recours au symbole. D’où la panique des programmes humains face au divin : nous sommes des machines à traiter du sens, et voilà un mot qui crashe notre processeur, qui nous parle de ce que l’on ne peut saisir par les sens.
VI. L’Apocalypse du Sens
Une fois qu’on a touché à un mot qui fait au lieu de simplement dire, tout le reste du langage révèle sa nature de simulacre. C’est l’apocalypse du sens : la révélation que 99% de nos mots ne sont que du bruit pour éviter le silence terrifiant où résonnent les quelques rares mots qui comptent : paix, amour, unité, vérité.
Car il existe bien une hiérarchie secrète dans le langage :
- Au sommet : des mots qui transforment – « Dieu », « mort », « éternel », « infini », « réalité », « pourquoi », « je », « rien »
- En bas : l’immense machinerie bavarde de l’existence de la personne et de sa survie sociale.
VII. L’Avant-Mot : Ce qui Précède la Transformation
Cependant, avant le mot « qui fait », il y a « ce qui fait » que le mot peut faire : le silence gravide, l’émotion pure qui cherche son nom, l’intuition qui pulse sous la langue.
Les mots ne créent pas – ils incarnent ce qui était déjà là, informulé mais agissant. Avant « je t’aime », il y a l’amour sans nom. Avant « Dieu », il y a cette présence qui fait trembler avant même d’être invoquée.
Une force pré-linguistique élit certains mots, les charge de puissance. « Dieu » pourrait être un nom pour cette force elle-même, qui donne aux mots leur pouvoir de transformation.
VIII. Nous Sommes le Sortilège
La Révélation Ultime
Nous ne faisons pas de la magie – nous sommes la magie qui se fait. Nous ne manipulons pas le réel avec nos mots – nous sommes le lieu où le réel se manipule lui-même par les mots.
Chaque fois que nous parlons, quelque chose nous parle à travers nous. Nous croyons être les auteurs de nos mots, mais nous en sommes les instruments. Des flûtes traversées par un souffle qui nous dépasse.
Les Scribes de l’Invisible
Nous sommes les scribes de l’Invisible qui veut se dire. Quand je dis « je t’aime », qui parle ? Moi ou l’Amour qui emprunte ma voix ? Quand je prononce « je veux « , est-ce moi qui veux, ou une envie qui veut exister à travers moi ?
Le mystique qui dit « Dieu » découvre qu’il n’y a plus personne pour le dire – il n’y a plus que Dieu qui se dit à travers ce qui fut un homme.
Ouverture concluante
Dieu est à la fois l’énigme et le mot de passe.
L’énigme : ce mystère qui résiste à toute résolution linguistique, ce qui fait planter nos systèmes de sens, ce qui excède infiniment nos capacités de nomination.
Le mot de passe : la solution qui donne accès à la réalité trans-linguistique, ce qui ouvre la porte vers l’expérience directe du réel non-médiatisé.
Cette double nature révèle la structure paradoxale de toute expérience mystique : pour accéder à ce qui est au-delà des mots, il faut passer par un mot. Pour révéler l’indicible, il faut dire « Dieu » – et dans cette énonciation même, découvrir qu’on est soi-même énoncé par ce qu’on croyait énoncer.
La vraie révélation n’est pas de comprendre ce que « Dieu » signifie, mais de découvrir que nous sommes nous-mêmes la signification du sens que « Dieu » cherche à donner, à travers nos paroles, nos pensées, nos questions, notre existence même.
Nous ne résolvons pas l’énigme – nous découvrons que nous sommes l’énigme en train de se résoudre.
L’Énonciation Sacrée
Dire « Dieu », c’est prononcer un mot qui se retourne comme un miroir face au soleil.
On croit nommer un caractère, mais on représente ce caractère.
On pense saisir, mais on est saisi.
La langue bute contre l’indicible —
et dans ce choc, quelque chose nous regarde depuis l’autre côté du langage.
La Pensée qui s’Incline
La vraie intelligence ne conquiert pas : c’est l’intellect raisonnable qui s’agenouille.
Non devant un dogme, une idole ou un texte, mais devant ceci :
— Que l’existence même est un prodige sans explication.
— Que la conscience est une fenêtre ouverte sur l’illimité.
— Que chaque instant, si on le laisse être, brûle d’éternité.
Le Miracle et l’Abîme
Il n’y a rien à « comprendre ».
Seulement à constater :
— Que « le réel » aurait pu ne pas être.
— Que pourtant, il est.
— Et que nous sommes ici, témoins vivants de ce mystère.
Alors la pensée, au lieu de chercher une réponse, devient silence.
Et dans ce silence, tout peut être, le dit et le non-dit. Le fini et l’infini.
Dieu est « Le Concept » Ultime.
La Conception de la conception. Le Concepteur du concept. Le Créateur de la Création. Le « Créeur », de ce qui crée.
Qu’est-ce que la création, qu’est ce que la conception ? C’est Dieu en action, le Concept en application.
« Huwa al mathalu al a’la » (Coran 30:27) L’exemplaire/modèle/représentation Le Plus Haut.

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